La chronique de Salim Jay
Qui voudrait prendre la mesure du XXe siècle dans ses fureurs et ses grâces ne serait sûrement pas mal avisé en allant puiser dans l’immense ressource que constituent les journaux intimes écrits au XXe siècle. On commencerait tout naturellement par espérer que Jules Renard dont le Journal est un savoureux mélange d’acidité et d’intelligence ne laissa pas passer le 1er janvier 1901 sans noter quelque chose.
Allons y voir ! Et l’on n’est pas déçu car voici que l’auteur de Poil de Carotte écrit tout de go : « Ce journal me vide. Ce n’est pas une œuvre. Ainsi, faire l’amour quotidiennement, ce n’est pas de l’amour ».
Sur les rayons de l’immense bibliothèque à écumer depuis l’aube du XXe siècle s’engouffrent des houles, des foules, des foudres, des passions, des terreurs et maints ravissements provisoires ou durables. On rencontrera des auteurs lucides ou inconséquents, généreux ou mesquins, patauds ou futés. On lira les témoignages de gens illustres et les cris de victimes ayant raconté leur calvaire.
Encore Jules Renard, le 16 juin 1902, qui constate : « Nous ne disons plus « ma lyre ». Nous disons «Je» ». Et voici Rainer-Maria Rilke (dont Yassin Adnan a évoqué les traductions en arabe dans son émission Macharif). Le 23 avril 1903, l’auteur de Lettres à un jeune poète affirmait : « Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été ne puisse pas venir ». Voici le peintre Paul Cézanne écrivant le 23 décembre 1904 « Nous allons vers les admirables œuvres que nous ont transmises les âges, où nous trouvons un réconfort, un soutien, comme le fait la planche pour le baigneur ». Une façon d’infirmer, en somme, l’illusion qui prenait Jules Renard, le 19 octobre 1905 : « Il y a des jours où je m’imagine être le premier qui a vu la vie ». Les lettres de certains écrivains sont si nombreuses qu’elles se rapprochent du journal intime. Ainsi en est-il des Lettres à Nora de James Joyce, l’auteur d’Ulysse. Le 5 septembre 1909, il écrit à son épouse : « Guide-moi, ma sainte, mon ange. Conduis-moi sur la route. Tout ce qui est noble et exalté et profond et vrai et émouvant dans ce que j’écris vient, je le crois, de toi ». Comme la taille de cette chronique ne nous permet pas de revisiter le XXe siècle année par année, retrouvons le peintre Nicolas de Staël et ses Lettres du Maroc (aux éditions Khbar Bladna, Tanger, 2010), le 25 octobre 1936 : « Chers Maman et Papa, j’ai un grand ami à Fès, Allal ben Mohamed Mernissi, il m’a fait manger chez lui du couscous, du poulet et du mouton. Ils donnent le couscous avec des grains de grenade. J’ai dû laver mes pieds, enlever mes souliers etc. Quels gens aimables, fumé du kif, du thé ». En 1938, on retrouvera Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir au Maroc, où, écrit celle que Sartre appelait Le Castor : « Nous goûtâmes un de ces dépaysements qui étaient les moments culminants de nos voyages (…) Le patron passa à Sartre une pipe au long tuyau, au fuseau minuscule, bourré d’une fine poussière : du kif ; il riait, ses amis riaient avec sympathie tandis que Sartre aspirait l’âcre fumée sans éprouver les vertiges que l’assistance lui promettait mais en jubilant tout de même ». De l’artiste Louise Bourgeois dont les sculptures font de nos jours l’admiration des connaisseurs, on appréciera la conviction qu’elle proféra le 6 mars 1939 : « Sois intègre tu ne vaudras pour toi et dans ton art que dans la mesure où tu seras absolument intègre ». Et voici Vera Brittain écrivant le 3 septembre 1939 : « Dans le calme ensoleillé des ajoncs et de la bruyère, il était impossible de prendre toute la mesure de la catastrophe. » Cette pacifiste britannique était sous le coup de la déclaration de guerre. Quant au Polonais Andrzej Bobkowski, il écrivait dans En guerre et en paix, son Journal 1940-1944 (passionnant document publié aux éditions Noir et Blanc, en 1991) : « Je me souviens d’un excellent livre d’André Maurois (…), dans lequel un Anglais dit à un Français : « Savez-vous pourquoi cette guerre (celle de 14-18 !) est si effroyable ? C’est parce que les Allemands n’ont pas le sens de l’humour ». Le XXe siècle de fait, n’a pas ménagé ses peines pour persévérer dans l’horreur. La place manque pour le raconter, il y faudrait autant des rayons de bibliothèque qu’il y eut de décennies. Aussi nous contenterons-nous de citer en nous arrêtant au 10 novembre 1942, cette lettre du romancier Vladimir Nabokov évoquant depuis le Minnesota un « papillon sublime dans les montagnes », au Maroc, et indiquant qu’il se nomme scientifiquement Lycaena vogelii Oberthür. Et pendant ce temps l’horreur se poursuivait en Europe sous la botte nazie.
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